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La rupture du lien de confiance implique-t-elle nécessairement le congédiement?

Les tribunaux ont rappelé à maintes reprises que l’arbitrage de griefs doit constituer un moyen efficace et rapide de régler les litiges en milieu de travail syndiqué. Bien que ces objectifs de rapidité et d’efficacité soient souvent mis à l’épreuve dans la pratique en raison de diverses contraintes, ceux-ci demeurent une préoccupation constante pour les acteurs du milieu.

10 septembre 2013
Robert E. Boyd, CRIA

Une autre caractéristique pouvant être associée à l’arbitrage de griefs constitue sans aucun doute les larges pouvoirs de réparation de l’arbitre. À cet égard, la Cour suprême du Canada rappelait en 2011, dans l’arrêt Nor-Man Regional Health c. MACHP, que les arbitres de griefs ont toute la souplesse voulue afin d’élaborer des solutions réparatrices adaptées à la réalité des parties. En d’autres mots, les arbitres de griefs ne sont pas cloisonnés dans un carcan rigide et peuvent faire preuve de créativité afin d’élaborer des remèdes pratiques et favorables au maintien de relations harmonieuses entre les parties[1].

Dans une sentence arbitrale récente[2], un arbitre de griefs semble avoir bien intégré ces enseignements de la Cour suprême du Canada en adoptant une solution peu commune, voire inédite, afin d’annuler le congédiement d’une salariée ayant commis un vol alors que ses fonctions comprenaient la perception de sommes d’argent pour l’employeur.

Tout en reconnaissant que la plaignante avait commis une infraction criminelle qui rompait le lien de confiance nécessaire à l’exercice de ses fonctions, l’arbitre mentionne qu’il n’y a pas nécessairement d’automatisme entre le refus de réintégrer un salarié à son poste et la rupture du lien d’emploi. Ainsi, en raison de circonstances particulières que nous analysons plus bas, l’arbitre décide de maintenir le lien d’emploi de la plaignante jusqu’à la date prévue pour sa retraite, soit près de deux ans après son congédiement.

Cette sentence arbitrale illustre les larges pouvoirs de l’arbitre en matière de réparation. La solution proposée par l’arbitre peut cependant surprendre et soulever certaines questions. Il semble donc intéressant de s’y attarder.

Contexte
La plaignante travaillait depuis 2004 à titre de commis au bureau de la registraire de l’Université de Sherbrooke. Dans le cadre de ses fonctions, elle devait percevoir les paiements de droits de scolarité et de divers frais. Elle occupait donc un poste qui comprenait la manipulation de sommes d’argent et exigeait un très haut degré de probité et d’intégrité.

Après qu’un étudiant lui ait remis la somme de 3 141,97 $ en argent comptant, la plaignante a décidé de ne pas procéder à son dépôt immédiatement et de s’approprier la somme de 850 $ afin de procéder au paiement de son hypothèque. Informé de la situation à la suite d’un appel de l’étudiant qui voulait obtenir la confirmation de l’encaissement de son paiement, l’employeur a convoqué la plaignante afin d’obtenir des explications sur le dépôt manquant. Celle-ci a alors déclaré qu’elle avait « emprunté » la somme d’argent et a offert de la rembourser immédiatement. L’employeur l’a congédiée pour avoir commis un vol.

Au soutien du congédiement, l’employeur a rappelé que la plaignante occupait un poste de confiance. Ses agissements constituaient manifestement un vol, et il ne pouvait plus lui accorder sa confiance dans les circonstances.

Le syndicat a plaidé pour sa part l’absence d’automatisme entre la commission d’un vol et le congédiement. À titre de circonstances atténuantes, il a souligné que la plaignante vivait une situation personnelle extrêmement difficile (difficultés financières, maladie de son mari, cancer de sa sœur). À l’approche de l’âge de la retraite, la plaignante ne serait plus en mesure selon lui de se trouver un nouvel emploi et était condamnée à une situation très précaire si l’arbitre n’annulait pas le congédiement. Le syndicat demandait en quelque sorte la clémence du tribunal en raison de la situation difficile de la salariée.

Décision
D’entrée de jeu, l’arbitre rejette la défense de la plaignante fondée sur un emprunt et conclut que ses agissements ne peuvent constituer autre chose qu’un vol :

«  [87] Il faut que cela soit clair pour tout le monde : quand on détourne de l’argent qui ne nous appartient pas, à son usage personnel, ne fut-ce que temporairement, c’est un vol, qui constitue un acte criminel au Canada et toute personne qui commet cet acte est susceptible d’être l’objet d’une accusation de nature criminelle ou pénale »[3].

L’arbitre poursuit en mentionnant qu’un lien de confiance doit nécessairement exister dans la relation d’emploi. Un tel lien de confiance doit être extrêmement fort lorsque la principale responsabilité du salarié est de percevoir des sommes d’argent pour l’employeur. Une telle fonction exige « une honnêteté et une probité à toute épreuve »[4].

Compte tenu de la nature du manquement, un vol, l’arbitre estime que la plaignante ne peut être réintégrée dans son emploi. Il y a bris irrémédiable du lien de confiance nécessaire pour occuper des fonctions impliquant la manipulation de sommes d’argent.

Selon une approche plus « classique », on aurait alors pu s’attendre à ce qu’un tel raisonnement de l’arbitre suffise afin de conclure au rejet du grief et au maintien du congédiement. En effet, de façon constante, les arbitres ont considéré que la rupture du lien de confiance entraîne la rupture du lien d’emploi.

L’arbitre poursuit cependant son raisonnement. D’après lui, la conclusion selon laquelle la plaignante ne peut réintégrer ses fonctions en raison de la rupture du lien de confiance ne signifie pas automatiquement que le lien d’emploi doit être rompu :

«  [100] Le 4e constat est assez surprenant, mais il existe. Il n’y a pas non plus d’automatisme entre la non-réintégration d’une personne salariée dans son emploi et la rupture unilatérale par l’employeur de son contrat de travail. Ce n’est pas parce qu’on conclut raisonnablement qu’une personne salariée ne peut pas être réintégrée dans son emploi qu’on doit nécessairement et automatiquement mettre fin unilatéralement à son contrat individuel de travail »[5]. (notre soulignement)

Ainsi, si l’arbitre estime que la plaignante ne peut être réintégrée dans ses fonctions en raison de la gravité de sa faute, un vol, il juge néanmoins nécessaire de déterminer si le congédiement constitue une mesure proportionnelle à la faute, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

À cet égard, l’arbitre retient plusieurs circonstances atténuantes qui justifient selon lui sa décision de rétablir la relation d’emploi, bien que ces circonstances n’aient pas d’effets sur la décision de ne pas la réintégrer dans ses fonctions :

  • L’intention. L’arbitre retient que la plaignante avait l’intention de priver l’employeur d’une somme d’argent uniquement de façon temporaire, ce qui constitue selon lui un vol moins grave que si elle avait eu l’intention de s’approprier la somme d’argent de façon définitive.
  • L’état d’esprit. Au moment de commettre le vol, la plaignante vivait de graves difficultés personnelles.
  • L’âge. La plaignante est âgée de 63 ans, ce qui affecte grandement son employabilité.
  • La situation financière. L’arbitre mentionne  : « Je comprends parfaitement que la plaignante est responsable de son propre malheur, mais il faut éviter aussi qu’une personne sur le point de prendre sa retraite se retrouve dans une situation de précarité et d’insécurité pour la dernière période de sa vie. Il n’est pas déraisonnable d’affirmer que le droit à une retraite paisible et sécuritaire est une norme qui devrait être particulièrement valorisée dans une société libre et démocratique »[6].

Relativement à cette dernière circonstance, l’arbitre invoque les articles 45 et 48 de la Charte des droits et libertés de la personne relativement au droit à l’assistance financière pour assurer à toute personne un niveau de vie décent et au droit des personnes âgées à la protection contre toute forme d’exploitation.

L’arbitre invoque une autre circonstance atténuante, soit le fait que la plaignante a pris l’engagement de prendre sa retraite dans environ 14 mois.

Afin de décider de la solution appropriée dans les circonstances, l’arbitre souligne que la convention collective prévoit qu’il doit rendre une décision « juste et équitable ».

En se fondant sur ce principe de justice et d’équité, et compte tenu de l’ensemble des circonstances atténuantes, l’arbitre décide de substituer au congédiement une suspension sans solde jusqu’à la date prévue de sa retraite en 2014, rétablissant ainsi son lien d’emploi.

L’arbitre reconnaît que l’enjeu véritable concerne, non pas le droit au régime de retraite que la plaignante conserve en cas de congédiement, mais uniquement le droit à un fonds spécial d’indemnité équivalant à 9 mois de salaire qu’elle perd si le congédiement est maintenu.

En définitive, l’arbitre reconnaît avoir longtemps hésité avant d’en venir à cette solution inédite. Cependant, à son avis, en raison de la situation tout à fait exceptionnelle de la plaignante, « la justice et l’équité commandent que l’on fasse preuve de compassion envers cette personne »[7].

Discussion
Dans la présente affaire, l’arbitre affirme être tout à fait conscient du caractère inusité de sa décision. En effet, selon un principe bien établi en droit du travail, le lien de confiance qui doit exister entre l’employeur et le salarié est inhérent à la relation d’emploi. Conformément à ce principe, le congédiement apparaît normalement comme la seule mesure appropriée lorsque le salarié commet un manquement qui rompt irrémédiablement le lien de confiance avec l’employeur. Dans la même veine d’idée, il semble contraire au bon sens que la relation d’emploi puisse se poursuivre alors que le lien de confiance n’existe plus entre les parties.

Conformément à ce principe, comment expliquer la décision de l’arbitre d’annuler le congédiement de la plaignante après avoir conclu que le lien de confiance était irrémédiablement rompu et que cette situation ne lui permettait plus d’être réintégrée dans ses fonctions?

L’engagement de la plaignante à prendre sa retraite dans un avenir rapproché a joué un rôle déterminant dans la décision de l’arbitre. En effet, en substituant au congédiement une suspension sans solde jusqu’à la date de sa retraite, l’arbitre faisait en sorte que la plaignante ne fournirait plus sa prestation de travail à l’employeur. En l’absence de prestation de travail, on peut donc considérer que la rupture du lien de confiance devenait moins pertinente, la plaignante ne risquant pas de commettre une récidive.

Cela dit, la solution retenue par l’arbitre soulève néanmoins la question du rôle de l’arbitre saisi d’un grief à l’encontre d’un congédiement. En effet, il mentionne que les circonstances particulières de la plaignante, liées à une situation très précaire à l’approche de la retraite, justifient une solution qui fasse preuve de compassion à son endroit.

Or, des arbitres de griefs ont souvent rappelé que la clémence constituait une prérogative de l’employeur et qu’il ne leur appartenait pas de réduire une sanction après avoir constaté qu’elle était proportionnelle à la faute, et ce, malgré toute la sympathie qu’ils pouvaient manifester pour la situation difficile du salarié.

À titre illustratif, un arbitre mentionnait :

« [54] En matière disciplinaire, le Code du travail autorise l’arbitre à substituer à la décision de l’employeur une décision qui lui paraît juste et raisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire. La latitude ainsi octroyée à l’arbitre ne l’autorise pas pour autant à substituer son jugement à celui de l’employeur. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’arbitre se croit apte à rendre une meilleure décision que celle de l’employeur qu’il peut intervenir. Avant de ce faire, il doit d’abord faire ressortir en quoi la décision de ce dernier lui paraît inadéquate en établissant son caractère injuste, déraisonnable, arbitraire, discriminatoire, disproportionné ou autrement abusif.

[55] C’est en respect de ces principes qu’un arbitre évitera notamment d’usurper à l’employeur sa prérogative d’indulgence, de clémence ou de magnanimité puisqu’il s’agirait alors d’une appréciation d’opportunité et non d’un acte judiciaire
 »[8]. (notre soulignement)

Il faut cependant souligner qu’en l’espèce, la convention collective comportait une disposition selon laquelle l’arbitre doit rendre une décision juste et équitable. En l’absence d’une telle disposition, il aurait sans doute été plus difficile pour l’arbitre de justifier son approche sans se faire reprocher d’exercer une clémence à l’égard de la plaignante, en lieu et place de l’employeur. Comme le mentionne l’arbitre, cette disposition lui confère un large pouvoir d’intervention lui permettant de rechercher une solution respectant les principes de justice et d’équité.

En terminant, si cette sentence arbitrale étonne à première vue, en établissant que la rupture du lien de confiance n’entraînerait pas nécessairement et automatiquement la rupture du lien d’emploi, il faut rappeler qu’elle s’inscrit dans un contexte bien particulier marqué notamment par la présence d’une disposition accordant à l’arbitre le pouvoir de rendre une décision juste et équitable.

Il convient de rappeler que, tel que le reconnaît d’ailleurs l’arbitre, dans la très grande majorité des cas, la rupture du lien de confiance entraînera nécessairement la rupture du lien d’emploi[9]. Cependant, il faut garder en tête que, conformément à l’approche préconisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nor-Man Regional Health c. MACHP, les arbitres de griefs peuvent parfois faire preuve de créativité afin d’apporter des solutions adaptées à la situation des parties, pourvu bien sûr qu’ils demeurent dans la sphère des pouvoirs qui leur sont conférés par le Code du travail et la convention collective.

Source : VigieRT, septembre 2013.


1 Nor-Man Regional Health c. MACHP, [2011] S.C.R. 616, par. 44 à 49.
2 Syndicat des employées et employés de soutien de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke, D.T.E. 2013T-555.
3 Ibid. para. 87.
4 Ibid. para. 94.
5 Ibid. para. 100.
6 Ibid. para. 113.
7 Ibid. para. 128
8 Fraternité des policiers de la Régie intermunicipale de Roussillon inc. (Fédération des policières et policiers municipaux du Québec) et Régie intermunicipale de Roussillon, [2002] R.J.D.T. 1847, para. 54-55.
9 Syndicat des employées et employés de soutien de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke, para. 100 et 132.

Robert E. Boyd, CRIA